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Entretien avec Yu-kai Chou : « La gamification peut rendre la formation et le développement amusants et stimulants »

Yu-kai Chou est l’un des plus hauts représentants du monde de la gamification. Quand il commença à s’intéresser à ce domaine en 2003, il s’agissait d’un terme pratiquement inconnu. Il a aujourd’hui acquis un grand renom en tant que conférencier (il a participé aux célèbres Conférences TED), écrivain (on lui doit des ouvrages comme Actionable Gamification) et conseiller (il collabore avec des entreprises comme eBay, Huawei, Verizon, HP, Ericsson et Cisco). Considéré comme l’un des principaux défenseurs de la gamification dans le monde, il lutte sans répit pour faire en sorte que celle-ci ne se contente pas d’utiliser des points, des badges ou des marqueurs.

Chez Gamelearn, nous avons eu l’immense privilège de converser avec Yu-kai Chou sur les meilleurs exemples de gamification, la façon d’utiliser celle-ci dans l’apprentissage et le développement de compétences, ainsi que les clés de l’introduction des mécaniques de jeu au sein d’une entreprise.

– Au fur et à mesure que la gamification se développe, le débat sur ses détracteurs et ses partisans se fait de plus en plus virulent. D’aucuns jugent qu’il s’agit d’un véritable changement de paradigme, tandis que d’autres la considèrent plutôt comme une simple mode, surfaite, qui cessera d’intéresser les gens en l’espace de quelques années. En ce qui vous concerne, pourquoi croyez-vous en la gamification ?

Sachant que je travaille sur le sujet de la gamification depuis maintenant 10 ans et que je n’ai jusqu’à présent pas encore perdu mon emploi, c’est que ça ne doit pas fonctionner si mal [rires]

En réalité, il y a là deux grandes questions. Tout d’abord, la majorité des jeux que l’on trouve sur le marché ne triomphent pas. Car tout dépend de leur conception. La plupart d’entre eux ne sont pas amusants, et c’est ce qui explique qu’ils échouent. Or, il se trouve que les informations que nous recevons font toujours référence au 1 % de jeux vidéo qui triomphent. Et il se produit exactement la même chose avec la gamification. Si elle n’est pas bien conçue, elle échoue.

Ensuite, tout dépend de la définition qu’on lui donne. Si, comme le pensent certains, celle-ci se borne à utiliser des classements, des points et des badges, alors je suis d’accord pour dire que c’est un échec. Mais si la gamification est conçue pour déployer des activités plus importantes, alors je suis convaincu qu’elle a de grandes chances de réussir.

– Quelle est la clé d’une gamification bien conçue ?

La clé principale consiste tout d’abord à se concentrer sur les impulsions psychologiques les plus importantes, et non pas sur les éléments du jeu. Trop de gens se concentrent sur les mécaniques ou les éléments du jeu et pensent qu’il suffit d’obtenir quelques points ou quelques badges, de résoudre un certain nombre de missions ou encore de doubler son score pour affirmer qu’il s’agit d’une réussite. J’insiste sur la même idée : tous les jeux possèdent ces éléments, ce qui n’empêche pas la plupart d’entre eux d’échouer. Il n’est donc pas réaliste de penser qu’il suffit de prendre ces éléments (présents même dans les mauvais jeux) et de les introduire dans un produit pour en faire un succès de gamification. Ça ne marche pas comme ça.

La clé pour concevoir la gamification, c’est de la faire agir sur les bonnes impulsions psychologiques. Susciter la curiosité, la stratégie, l’influence sociale, la créativité… C’est ce qui est vraiment important. C’est comme les badges : les gens doivent se sentir fiers de les avoir obtenus. Ils doivent représenter quelque chose. Et souvent, les éléments du jeu sont bien présents, mais pas les impulsions psychologiques.

Le second facteur à bien comprendre est l’effet motivateur que peuvent avoir les impulsions clés (core drives), qu’elles soient positives (white hat) ou négatives (black hat). Dans le cas de la conception d’aspects positifs (comme le développement personnel, l’accomplissement d’objectifs, la créativité ou le sens que nous donnons aux choses), les gens se sentent à l’aise, car ils n’ont pas le sentiment d’être pressés, même si cela retarde le processus et les empêche de terminer rapidement. Mais dans le cas de la conception d’aspects négatifs (avec des impulsions clés comme la privation, la curiosité ou la tentative d’éviter les pertes), il existe une certaine pression, qui peut parfois générer une obsession, voire une addiction.

De sorte que la bonne conception d’un produit de gamification repose en définitive sur la compréhension des dynamiques entre les deux, et la recherche d’un équilibre entre les impulsions positives (white hat) et le sentiment d’urgence introduit par les impulsions négatives (black hat).

Octalysis Framework Analysis by Yu-kai Chou

– Quelle est votre impulsion psychologique favorite pour la gamification ? À votre avis, quelle est celle qui fonctionne généralement le mieux ?

Toutes les impulsions psychologiques ont leurs avantages et leurs inconvénients. Il s’agit toujours de trouver un juste milieu. Certaines d’entre elles fonctionnent très bien pour certaines choses, tandis que d’autres ont des points faibles.

Quoi qu’il en soit, il vaut mieux utiliser l’impulsion 3 (encouragement de la créativité et du feedback), parce qu’elle est située en haut à droite de l’octogone et apporte aux gens un regard stratégique leur permettant de s’exprimer de façon unique et individuelle. Aux échecs, au poker ou au mah-jong, par exemple, cette impulsion clé est toujours présente. Et grâce à elle, ces jeux n’ont pas besoin d’autres contenus, ni de missions, pour continuer à avoir du succès. Avec elles, les cerveaux des joueurs sont vraiment occupés. La création de cette impulsion psychologique est la plus gratifiante, mais elle est très difficile à obtenir.

À l’inverse, l’impulsion qui m’intrigue le plus est située à l’opposé : la privation et l’impatience. Il s’agit d’une impulsion négative, située à l’extrême gauche de l’octogone. Dans le cas des autres impulsions clés, les gens pensent que c’est vrai, qu’ils ne s’étaient pas rendu compte, et une fois que vous leur dites, ils l’admettent. Mais dans le cas de la privation, les gens n’y croient pas.

Un exemple : il existe une technique de conception de jeux, que j’appelle le seuil magnétique (magnetic cap). Elle consiste, quand il est nécessaire d’encourager un certain comportement, de limiter le nombre de personnes qui peuvent le faire. C’est contraire au bon sens, puisque si vous voulez que les gens parviennent à partager un contenu des milliers de fois, pourquoi limiter le nombre de fois où il est possible de le faire ? Le problème est que si vous leur dites : « Faites ceci un million de fois », ils n’y attachent aucune importance et ne le font jamais. En revanche, si vous leur imposez une limite, alors tout le monde souhaite le faire.

En ce sens, j’ai un jour reçu l’appel d’une startup, qui me dit : « Bonjour Yu-kai, nous sommes en train d’essayer de faire signer aux étudiants universitaires des pétitions en défense d’un certain nombre de causes nobles, et nous nous sommes aperçus que la plupart des gens ne signaient qu’une fois. Et qu’une fois qu’ils l’avaient fait, cela leur devenait de plus en plus difficile de le refaire. Même les utilisateurs les plus actifs ne signaient pas plus de trois pétitions par jour. Nous nous sommes renseignés sur votre technique du seuil magnétique et nous avons décidé de la tester. Nous avons ainsi dit aux utilisateurs qu’ils ne pouvaient signer qu’un maximum de trois pétitions par jour. Et soudain, tout le monde s’est mis à signer jusqu’à ce maximum. » Comme par magie. Pour cela, la privation est l’une des impulsions psychologiques les plus mystérieuses. Mais il y a une chose dont il faut tenir compte : avec elle, il est possible d’avoir des résultats immédiats, mais à long terme, les gens peuvent se lasser, contrairement à ce qui arrive avec les impulsions positives (white hat).

– Récemment, de nombreux exemples de gamification réussie sont apparus. Avez-vous un favori ?

Oui, j’en même ai plusieurs. En Corée du Sud, il y en a un qui me semble particulièrement intéressant, créatif et innovateur. Il a été implanté dans une chaîne de centres commerciaux du nom d’Emart. Il avait été observé que même si tout au long de la journée, le va-et-vient du public et les recettes étaient très élevés, à midi, il y avait une baisse, car les gens allaient déjeuner. Le centre commercial possédait également des établissements où il était possible de manger, mais la plupart des visiteurs ne l’associaient pas à un lieu de restauration.

L’idée consistait à installer, devant chaque centre commercial, une sculpture totalement abstraite, ne ressemblant à rien de connu. Mais la position adoptée par le soleil à midi projetait une ombre qui formait un code QR que les gens pouvaient scanner. C’est ainsi qu’il a été possible d’obtenir la composante de privation recherchée, puisque ce code n’était disponible que les jours ensoleillés, et à midi. Il y avait donc une composante d’imprévisibilité et de curiosité. Quelque chose de mystérieux et de fascinant. Pour le public, c’était comme se retrouver dans un film d’Indiana Jones. Cette idée a permis d’augmenter la fréquentation et les recettes de plus de 40 % sur cette tranche horaire. Son impact a été considérable.

– De nos jours, de plus en plus d’entreprises envisagent la gamification et réfléchissent sur la manière de l’intégrer dans leur activité. Quelle est selon vous la première étape qu’elles doivent franchir ?

Je pense que le plus important est qu’elles comprennent les raisons du triomphe de certains jeux. C’est absolument vital. Si elles se limitent à penser : « Nous allons faire en sorte que cela ressemble à un jeu », il y a de grandes chances que cela finisse en échec. Car, comme nous l’avons déjà dit, de nombreux jeux sont également voués à l’échec. Quelles sont donc les différences essentielles entre les jeux qui triomphent et les autres ? Il faut bien les comprendre, et bien réfléchir à la manière de les implanter dans le produit.

Dans mon travail, j’utilise l’Octalysis Framework Analysis qui s’est avérée être une bonne méthode, éprouvée dans le monde entier. La clé de la gamification consiste à comprendre qu’il ne s’agit pas de faire quelque chose qui ressemble à un jeu, mais de créer un produit qui a le même attrait psychologique que les jeux à succès.

– Nombre d’entreprises tentent également d’appliquer la gamification à l’apprentissage et au développement des compétences…

Bien sûr. Le meilleur de la gamification, c’est qu’elle peut avoir un impact sur un grand nombre d’aspects extrêmement importants, mais qui sont tout aussi ennuyeux. Parmi eux, l’éducation, les finances, les assurances… Ou encore l’enseignement et la formation. Et il s’agit là d’un domaine à fort potentiel, car la plupart des gens aspirent à un apprentissage amusant, ou tout au moins intéressant. Les entreprises financières utilisent beaucoup les projets de gamification dans leur formation.

Les gens sont las des cours magistraux, des examens à n’en plus finir ou des notes prises sur des feuilles de papier. Nous aimons utiliser notre créativité, et la sensation d’amélioration nous procure du plaisir. Dans une formation de ce type, la façon dont vous jouez et le chemin que vous empruntez ont des implications. Pour cela, certains joueurs demandent à revenir en arrière pour faire d’autres choix. Et ainsi, ils apprendront par l’essai et l’erreur, la façon dont notre cerveau s’intéresse à la formation.

En ce qui concerne la mémorisation pure et dure, l’un des exemples que j’aime particulièrement évoquer est celui des enfants qui jouent à des jeux comme Magic : l’assemblée (Magic : The Gathering). Pour pouvoir jouer avec ces cartes, les enfants doivent mémoriser quantité d’informations. Il y a plus de mille cartes, chacune avec des statistiques différentes, et les joueurs sont capables de mémoriser non seulement toutes ces données, mais encore le nombre de cartes de l’adversaire, le sien, etc.

De fait, il y a plus d’informations dans ce jeu que dans le tableau périodique des éléments. Cela reviendrait à mémoriser chaque élément, avec son numéro atomique, l’endroit qu’il occupe et la façon dont il interagit avec les autres. La différence est que lorsqu’ils mémorisent le tableau périodique, leur seule motivation est d’éviter les problèmes avec leurs parents, et d’avoir de bonnes notes… et tous les élèves, quels que soient les résultats auxquels ils sont habitués, s’arrêtent d’étudier dès qu’ils obtiennent la note qu’ils cherchent. Et il est presque certain que juste après, ils se mettent à jouer avec leurs amis. En revanche, quand ils étudient pour ces jeux, à chaque partie, ils acquièrent plus de pouvoir, améliorent leur stratégie et leur créativité, se retrouvent entre amis… Cela signifie que l’obligation de mémoriser un grand nombre d’informations est un moyen pour atteindre un objectif qui n’est pas seulement acceptable, mais qui leur procure un réel plaisir.

Ainsi, lorsque des entreprises viennent me voir et me disent qu’elles ont un grand nombre de travailleurs peu qualifiés qui n’arrivent pas à apprendre tout ce dont ils ont besoin, ou que leur équipe de ventes est incapable de mémoriser l’ensemble du catalogue des assurances qu’elles vendent, je leur dis que ce n’est pas un problème d’intelligence, mais bel et bien de motivation et d’intérêt.

– Dans le domaine de l’apprentissage et du développement des compétences, quelle serait votre initiative de gamification réussie favorite ? Y a-t-il un exemple qui vous vient à l’esprit ?

J’ai travaillé sur un projet du nom de Trade Samurai, qui portait sur des opérations sur le marché des changes Forex. Dans ce projet, nous avions transformé la formation sur le fonctionnement des marchés financiers en un jeu qui retraçait le voyage d’un samouraï.

Il s’agissait d’un travail pour le compte de l’une des plus grandes entreprises d’Australie de formation sur le marché des changes Forex. Cette entreprise s’était rendu compte qu’elle avait deux problèmes : premièrement, que les apprenants craignaient les opérations sur le Forex, car elles leur semblaient trop abstraites ; ensuite, que lorsqu’ils suivaient une formation, ils commençaient à opérer immédiatement après, et perdaient beaucoup d’argent, car en réalité, ils n’étaient pas prêts.

Notre objectif était donc que les apprenants trouvent l’apprentissage amusant et intéressant, afin de commencer leur activité. Pour ce faire, nous avons conçu un jeu dans lequel les personnages devaient équilibrer les forces diaboliques de la crainte et de la cupidité. Ils apprenaient des thèmes en rapport avec les fondements du marché et suivaient une formation technique, mais ils comptaient sur le soutien d’un sensei et devaient faire des choses comme monter à dos de dragon, par exemple. Nous sommes ainsi parvenus à résoudre le premier problème. Les gens étaient motivés pour jouer et ont cessé d’être intimidés par les opérations sur le Forex. Quant au deuxième problème, il a été résolu parce que le contenu d’apprentissage du jeu était tellement intéressant que les gens voulaient continuer à apprendre avant de commencer à utiliser de véritables sommes d’argent.

Un autre exemple d’apprentissage par la gamification que j’aime beaucoup est Dragon Box. C’est un jeu qui a été conçu pour motiver de jeunes enfants (10 à 12 ans) afin qu’ils résolvent des problèmes d’algèbre. À cet âge-là, je ne me souviens pas que l’algèbre me posât de problèmes particuliers, mais il s’agissait d’une matière très difficile. Les mathématiques et l’algèbre sont des matières très sérieuses, mais Dragon Box permet à des enfants de 12 ans de prendre plaisir à en faire. Ils ne se rendent même pas compte qu’ils sont en train de faire des exercices de mathématiques : ils ne font que tenter d’alimenter leur dragon. Les dragons du jeu sont très timides, et ne veulent manger que lorsqu’ils sont isolés. Vous devez donc déplacer le dragon de part et d’autre de l’équation, comme s’il s’agissait de l’inconnue X. Et quand les enfants ont compris la façon de faire manger leur dragon, ils sont en réalité en train de résoudre des problèmes d’algèbre.

– Dans votre conférence TED, vous affirmez que la gamification non seulement nous aide à réaliser des tâches ennuyeuses, mais aussi à améliorer le monde.

Oui, si elle est bien faite.

Ce thème nous renvoie à nouveau à l’Octalysis Framework. D’après lui, la motivation positive (white hat) est celle qui nous rend heureux, tandis que la négative (black hat) nous crée une sensation d’urgence, même avec des activités qui ne nous enchantent pas forcément. Ainsi, avec une impulsion positive, par exemple, vous changerez le monde en poursuivant des choses auxquelles vous croyez, en développant et en accomplissant des objectifs ou en utilisant votre créativité. Et cela vous fera sentir bien. Ce sont des choses que nous voulons faire, et qui nous rendent heureux quand nous les faisons.

Malheureusement, nos tâches quotidiennes sont animées par des motivations négatives (black hat). Nous passons notre temps à faire le pompier : « je dois faire cela, car j’ai une date de livraison à respecter ». Ou nous sommes guidés par la privation : « il y a une offre exclusive, et je dois en profiter ». Ou par des choses qui sont imprévisibles et suscitent donc notre curiosité : « Quoi de neuf dans Facebook ? Et dans Pinterest ? Que s’est-il passé dans Game of Thrones ? ». C’est ainsi que nous passons chaque jour beaucoup de temps à réaliser des choses sous l’effet d’une motivation négative (black hat), ce qui ne nous rend pas heureux. Et malheureusement, la plupart des entreprises, mais aussi tout ce qui nous entoure, nous envoient constamment des motivations négatives (black hat) qui nous empêchent de suivre nos impulsions positives (white hat).

C’est un peu le principe des choses importantes et des choses urgentes. En règle générale, nous faisons des choses urgentes qui ne sont pas importantes. Nous devons faire les choses importantes, mais nous consacrons notre temps à celles qui ne le sont pas. Or, si nous consacrions notre temps aux choses importantes qui ne sont pas urgentes, nous serions plus heureux. Ce qui nous rendrait plus forts à long terme, et augmenterait notre confiance en nous.

– La gamification est de plus en plus présente dans pratiquement tous les aspects de notre vie. Arrivera-t-il un jour où toute notre vie sera « gamifiée » ?

Je pense qu’il est possible de prendre plus de plaisir et de rendre tout plus intéressant. Mais tout ne doit pas ressembler à un jeu, ni adopter ce genre de dynamique. En revanche, nous devrions avoir la possibilité de prendre du plaisir dans tout ce qui est important et significatif. L’idée est de ne plus avoir besoin de la discipline pour faire les choses, mais pour cesser de les faire. Naturellement, nous voulons tous faire des choses intéressantes dans nos vies. Et quand nous ne les faisons pas, nous ne pouvons cesser d’y penser.

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